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Du 15 mai au 15 décembre 2013, la Commission nationale du débat public (CNDP) organise des pseudo-débats sur l’enfouissement des déchets nucléaires en Meuse/Haute-Marne (projet Cigéo). Cette opération poursuit le travail d’acceptabilité engagé par la CNDP en 2005 avec une première série de pseudo-débats. A l’époque, deux réunions, à Cherbourg et Paris, avaient été annulées en raison du boycott de six associations (Amis de la terre, Agir pour l’environnement, France nature environnement, Réseau action climat, Greenpeace, WWF).
En 2008, Sortir du Nucléaire constatait : « Lors du Débat public de 2005 organisé par la CNDP sur l’ensemble de la question des déchets nucléaires, l’option de l’enfouissement avait clairement été écartée… ce qui n’a pas empêché le pouvoir d’imposer cette option. Il est donc avéré qu’un Débat public n’apporte absolument aucune garantie. » (cf. hns-info.net)
Comme en 2005, la caravane publicitaire de la CNDP a pour vocation de nous faire accepter des décisions déjà prises. Il faut être aveugle et sourd pour croire qu’il s’agit de débattre afin de décider collectivement. A l’attention de ceux qui croiraient encore à ces manipulations, rappelons quelques évidences.
De « débats » en « débats », Cigéo avance
La CNDP a été saisie par le maître d’ouvrage de Cigéo : l’Andra, c’est-à-dire l’autorité chargée de la gestion des déchets radioactifs en France. C’est elle qui initie l’opération, dont elle fixe l’objectif dans sa lettre de saisine : « Après le débat public conduit par la CNDP en 2005/2006 sur la politique de gestion des déchets radioactifs, ce nouveau débat doit permettre à l’Andra de présenter les avancées du projet depuis 2006, en particulier les aspects liés à la conception industrielle de Cigéo, sa sûreté, sa réversibilité, son implantation et sa surveillance. »
Est-ce assez clair ? Non seulement il s’agit de communiquer aux cobayes les prochaines expériences menées sur eux – et non de discuter avec eux – mais en plus, signale l’Andra aux mal-comprenants, le projet avance, quelle que soit l’opinion de la population, et quels que soient les résultats du précédent « débat » de 2006. Celui-ci n’a donc servi à rien.
L’Andra anticipe la contestation du pseudo-débat
Depuis des années, l’Andra s’est adjoint les services de sociologues de l’innovation et de l’acceptabilité pour désamorcer la contestation. Son « comité d’expertise et de suivi de la démarche d’information et de consultation (Coesdic) » l’alimente en rapports et recommandations tirées de l’analyse des « controverses » scientifiques récentes (ITER, nanotechnologies, OGM). Dans son rapport d’activité 2010, le Coesdic écrit à propos de Cigéo : « Un argumentaire solide qui explique pourquoi le débat public est nécessaire doit être élaboré. Une bonne façon de procéder est de partir des critiques auxquelles donne ou pourrait donner lieu l’organisation du débat à venir (le débat sur le débat fait aussi partie du débat ): « cela ne sert à rien car tout est décidé », « les gens ne participeront pas et le débat fournira une tribune aux opposants qui vont le saboter », etc. Dans la préparation de cet argumentaire, l’Andra doit notamment introduire des éléments d’information sur les autres expériences de débats organisés par la CNDP (EPR, ITER, déchets
radioactifs) ».
Si l’Andra a besoin d’un « argumentaire solide », c’est que l’illégitimité des pseudo-débats éclate désormais à chaque apparition de la CNDP et des officines d’acceptabilité. La mise en scène de la « démocratie technique », consistant à réunir des experts et des contre-experts sous les yeux d’un public considéré comme ignare, à éduquer, ne dupe plus grand-monde. Mais au moins cela donne-t-il du travail aux
sociologues et aux agences de communication.
La sociologie de l’innovation et l’acceptabilité au service du fait accompli Au sein du « comité d’expertise et de suivi de la démarche d’information et de consultation » de l’Andra siège Michel Callon « directeur de recherche, professeur de sociologie à l’école des Mines », nous dit le site de l’agence. Complétons ce CV minimaliste.
Callon s’est fait connaître comme théoricien de la « démocratie technique » avec un livre paru en 2001. Agir dans un Monde Incertain, Essai sur la démocratie technique, co-écrit avec Lascoumes et Barthes, expose les concepts qui, en quelques années, ont colonisé les institutions scientifiques et politiques. Ce livre enjolive le risque en « incertitude », les conflits politiques en « controverses socio-techniques », et propose une
nouvelle façon de résoudre ceux-ci par des « forums hybrides » – pseudo espaces ouverts dans lesquels se réunissent experts, politiques et « profanes » pour mettre en œuvre une « démocratie dialogique » et trouver un compromis sur les sciences et les technologies.
Mode d’emploi : n’entrez pas dans la confrontation directe, tâchez d’ « organiser, maîtriser les débordements sans vouloir pour autant les empêcher. » Multipliez les débats publics. Admirez le résultat avec ce cas concret : « Le nucléaire qui en sortira sera socialement, politiquement et même techniquement complètement différent du nucléaire qui aurait été décidé en dehors des forums hybrides. Parler « du » nucléaire en général n’a aucun sens. Jouer au jeu de ceux qui sont pour et de ceux qui sont contre est encore plus inepte. » Ce
miracle qui transforme votre problème-nucléaire en solution-nucléaire s’appelle une forfaiture.
Il n’y a pas plus de « démocratie technique » que de « science citoyenne » ou de roue carrée : la démocratie est la participation de tous aux choix politiques, quand la technique est l’affaire des spécialistes. Ayant vendu les sciences humaines à « l’innovation », Callon et ses semblables ne recommandent jamais d’introduire le politique dans le technique, ni de rappeler aux scientifiques leur responsabilité sociale. Leur solution au contraire consiste à imposer la logique technicienne au corps social, à encourager chacun à faire valoir son expertise. Ce ne sont pas les technologies qui doivent être soumises à la décision démocratique, mais les individus politiques que l’on contraint à endosser l’éthos technocrate. La « démocratie technique », c’est la négation du politique. Et un aveu : la technologie étant la poursuite de la politique par d’autres moyens, seul un simulacre de démocratie peut tenter de maintenir l’illusion d’une
participation de tous aux choix collectifs.
Agir dans un monde incertain est devenu la bible des décideurs. La chimère politique de la « démocratie technique », bricolée par des experts pour vendre leurs services à une démocratie « en crise », a créé un fromage pour des chercheurs en sciences sociales, sociologues des « usages » et de l’acceptabilité, et autres fourgueurs de « procédures de dialogue avec le peuple » clés en main. Cette chimère a contaminé le monde social et la nuée d’associations citoyennistes prêtes à se jeter sur n’importe quel dispositif leur donnant de l’importance et des financements. Et qui collaborent sans ciller aux manipulations de la « citoyenneté technique », de l’« expertise profane », de la « co-construction » de nécrotechnologies « citoyennes ».
Acceptabilité : de leur propre aveu
Magali Bicaïs a passé plusieurs années dans un laboratoire R&D (Recherche et développement) de France Telecom. Selon elle, « l’acceptabilité sociale est associée aux nouvelles technologies, car elles transforment nos manières de vivre. On parle d’acceptabilité sociale quand on travaille sur une technologie susceptible d’avoir des conséquences sur l’organisation sociale elle-même. Avec les techniques d’acceptabilité, on a franchi un nouveau pas : il s’agit d’anticiper ce qui peut être toléré. La question n’est plus celle des besoins ni des envies, mais de savoir ce que les consommateurs, ou les citoyens, ne vont pas supporter ». (revue Z, n°1, printemps 2009)
Les sociologues des usages (chargés de l’acceptabilité des nouvelles technologies) employés par France Telecom R&D ont eux-mêmes donné leur recette : « Faire participer, c’est faire accepter », disent-ils. Participer, c’est accepter, par un effet mécanique de connivence et de coopération qui aboutit toujours au plus petit dénominateur commun.
Vous faire participer aux pseudo-débats de la CNDP, c’est vous faire accepter l’enfouissement des déchets nucléaires.
En outre, en participant à ces mascarades, vous aidez décideurs et communicants à peaufiner leurs argumentaires pour mieux étouffer la contestation. Voyez vous-mêmes :
« Un défi majeur pour les porteurs de projet est de pourvoir identifier les opposants pour trouver un interlocuteur pricilégié avec qui négocier. (…) C’est à travers une grille d’analyse des systèmes d’acteurs que les décideurs peuvent caractériser les opposants et leur mode d’intervention afin de définir une réponse adaptée à chacune de leurs interrogations, voire de les impliquer dans le projet in fine. » (« De l’acceptabilité à l’adhésion », projet universitaire réalisé pour la Fabrique de la Cité)
L’imposture des « autorités administratives indépendantes »
Premier argument des décideurs qui saisissent la CNDP pour monter une opération de propagande autour de leur projet : cette instance est « indépendante ». Vraiment ?
Qui sont les commissaires de la CNDP ? Des parlementaires et élus locaux, des membres de hautes juridictions (Conseil d’Etat, Cour de cassation, préfectures, tribunaux administratifs, etc), des représentants d’associations. Qui les nomme ? Le président de la République, les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, le Premier ministre sur proposition du ministre de l’Ecologie, etc. Qui finance et héberge la CNDP ? Le ministère de l’Ecologie.
Bref, dans « Autorité administrative indépendante », le mot important est administrative. Il s’agit d’appendices de l’Etat qui les utilise à sa guise.
La Commission nationale du débat public le reconnaît d’ailleurs, dans son rapport d’activité 2008-09 : « Une Autorité administrative indépendante est une institution de l’Etat chargée, en son nom, d’assurer la régulation de secteurs considérés comme essentiels et pour lesquels le Gouvernement veut éviter d’intervenir trop directement. » Bref, un pare-feu pour détourner de l’Etat les oppositions. La CNDP, comme l’ont prouvé ses précédents « débats » sur les déchets nucléaires ou sur ITER, est de ces leurres destinés à épuiser la colère des sans-pouvoir dans une pseudo agora, afin que chacun rentre chez soi vaincu, mais provisoirement soulagé d’avoir vidé son sac.
La commission est si peu libre qu’elle ne peut pas même s’auto-saisir. Saisie par les maîtres d’ouvrage ou autres autorités (l’Andra dans le cas de Cigéo), elle doit animer le débat public sur la base du dossier fourni par le maître d’ouvrage du projet concerné. Qui plus est, elle entretient avec lui d’étroites relations, plus ou moins habilement dissimulées. Voici comment elle décrit celles-ci :
« Durant la phase préparatoire : coopération étroite dans la préparation des dossiers mais le maître d’ouvrage reste totalement responsable du fond ; le maître d’ouvrage est libre de sa communication mais tient la CPDP (Commission particulière du débat public) informée de ses initiatives. Durant le débat proprement dit : la CPDP traite tous les intervenants, y compris le maître d’ouvrage, sur un pied d’égalité ; le maître d’ouvrage s’abstient de toute communication en-dehors du débat piloté par la CPDP. »
On appréciera le type d’indépendance qui laisse l’Andra « totalement responsable du fond », c’est-à-dire maître du dossier avant le débat, pour créer dans la phase publique et médiatique une illusion de distance et de neutralité. Il ne suffit plus d’être naïfs pour croire à l’imposture de ces dispositifs. Il faut aussi avaler l’humiliation d’être à ce point manipulés. Qu’il se trouve encore des associatifs, « militants responsables », pour jouer le jeu d’une telle hypocrisie, constitue sans doute l’obstacle majeur pour espérer freiner la
catastrophe.
Les débats achevés, à quoi servent les rapports de la CNDP ? « La loi ne confère à la CNDP aucun pouvoir juridique réglementaire ou de sanction » (rapport d’activité). La Commission du débat public peut émettre tous les avis qu’elle juge utile, sans que rien n’impose aux autorités de les suivre. Le pouvoir ne prend même pas la précaution de dissimuler son mépris.
Leur dépendance mise à jour par les les opposants, les responsables de la CNDP se rabattent sur la défense de leur « neutralité ». Prétendre à la neutralité, tel l’arbitre du match de foot, laisse croire que deux équipes égales s’affrontent sur le terrain. Comme si la puissance de l’Etat, de l’industrie et des laboratoires de recherche – leurs milliards de crédits, leurs personnels, leurs appareils technico-administratifs, policiers et de communication – pouvait se comparer à l’activité des opposants aux nécrotechnologies, réduite de fait à la simple expression. Des mots contre un rouleau compresseur à pleine vitesse.
Problème élémentaire : sachant que sur les deux plateaux d’une balance reposent, d’un côté un morceau de plomb, de l’autre une plume, si l’on ajoute le même poids des deux côtés – un poids neutre par conséquent – de quel côté penche la balance ?
Dit autrement : rester neutre entre la chèvre et le chou favorise qui ?
La posture neutre dans un rapport de forces inégales favorise mécaniquement le pouvoir face aux sans-pouvoir, le dominant face au dominé.
Déjouer la manipulation : bref retour sur la CNDP Nanotechnologies (2009-10)
Depuis que nous, Pièces et main d’œuvre, diffusons nos enquêtes critiques sur les nécrotechnologies, nous avons été sollicités par les organisateurs de pseudo-débats pour participer à leurs mascarades : cycle NanoViv à Grenoble (2006), CNDP sur les nanotechnologies (2009-10). Comme nous l’écrivait le président de la CNDP-Nanos : « Pour que cette exercice de démocratie participative – certains préféreront dire d’intelligence collective – réussisse, il est évidemment indispensable que tous ceux qui ont quelque chose d’important à dire sur le sujet, le disent et le disent dans le cadre du débat. C’est pourquoi nous comptions sur votre participation active à ce débat. »
Et pour cause : en nous « mouillant » dans leur combine, les animateurs de la démocratie technique auraient gagné le label « cautionné par les opposants », et étouffé notre critique jusqu’à la rendre inaudible. En refusant de jouer le jeu, nous avons fait des nanotechnologies un problème politique et non une controverse technique entre experts. En témoignent les nombreux articles, rapports, études, publiés après le fiasco de la CNDP-Nanos. Vous souvenez-vous de ce qu’ont défendu France nature environnement, les Verts ou les Amis de la Terre, tous participants de ces pseudo-débats ? Non ? Ne blâmez pas votre mémoire : leurs voix se sont perdues, englouties par le dispositif de « démocratie technique ». S’il existe aujourd’hui, dans le grand public, l’idée d’un « problème avec les nanotechnologies », c’est en partie parce que des opposants ont refusé de participer à la manipulation d’opinion, et ont exprimé leurs griefs directement, sans passer par le filtre de la « procédure » officielle. Pour la même raison, nous avons saboté le pseudo « Forum sur la biologie de synthèse », autre simulacre de débat organisé en avril 2013 à Paris.1
Participer aux pseudo-débats sur l’enfouissement des déchets nucléaires, c’est donner à l’Andra la seule chose qui lui manque dans son projet ficelé : l’approbation des opposants. Quoi qu’imaginent les tenants d’une participation citoyenne, le simple fait d’exprimer leur opposition dans le cadre des pseudo-débats, la rend digestible par la machine technocratique. Qui n’en pourra que mieux justifier la poursuite de ses projets, puisque tout le monde aura pu s’exprimer.
De façon plus générale, le dispositif CNDP est à bout de souffle. Trop de constestation, d’annulations, d’humiliation (le débat public sans public). Les pouvoirs publics observent l’opération CNDP-Cigéo avec attention : en cas de nouvel échec, ils enterreront ces procédures lourdes, pour en revenir à des délibérations parlementaires, notamment à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques. Au moins les décideurs politiques ne se cacheront plus derrière de pseudo-autorités indépendantes. L’échec de la CNDP-Cigéo permettrait de clarifier le rapport de forces entre les sans-pouvoir et le pouvoir.
Il n’est évidemment pas question d’en venir à une quelconque forme de démocratie directe, ni de permettre aux populations de décider par elles-mêmes des choix techno-industriels, quels que soient les effets qu’elles auront à supporter.
L’autre terme de l’alternative, c’est l’exode sur Internet, qui permet de conjuguer la « modernité » et la « sérénité des débats » en les dématérialisant, et en supprimant toute présence physique des opposants. Eventuellement, ce refuge virtuel se pérennisera, se perfectionnera et permettra d’éviter le retour à l’échelon politique (parlementaire).
Pièces et main d’œuvre
Grenoble, le 27 août 2013
1
Voir Les chimpanzés du futur au pseudo Forum de la biologie synthétique sur www.piecesetmaindoeuvre.com et le
film « La révolte des chimpanzés du futur » sur https://vimeo.com/66593144